Par Anne-Françoise Molinié, Serge Volkoff. "Avoir un rôle de tuteur..." : qui et dans quel travail ? Alors que le débat social accorde une place nouvelle à la transmission des savoirs professionnels entre « anciens » et « nouveaux » (notamment à propos des contrats de génération), l’observatoire Evrest 1 fournit sur ce sujet, à partir de données recueillies par les médecins du travail, quelques indications intéressantes pour les années 2010-2011. Environ un quart des salariés interrogés – davantage chez les cadres – a eu dans l’année « un rôle de formateur, de tuteur ». En dehors de la catégorie des cadres, la proportion de « tuteurs » diminue avec l’âge : il y a bien des « tuteurs » seniors, mais ils sont moins nombreux que chez les jeunes. En termes de conditions de travail, les « tuteurs » semblent davantage soumis à la pression du temps; en particulier, ils dépassent souvent leurs horaires normaux de travail. Cette pression accrue est, d’une certaine façon, « compensée » par un plus fort sentiment de reconnaissance, et de plus nombreuses occasions d’apprendre dans le travail.
Pour télécharger le Connaissance de l'emploi n°101, février 2013, au format pdf, cliquer ici. Les occasions où des salariés se retrouvent en situation d’en former d’autres sont diverses, multiformes, et de plus en plus fréquentes. Elles peuvent surgir à l’occasion de changements techniques ou organisationnels, du développement de la polyvalence, de mobilités, d’arrivée de « nouveaux » – que ceuxci soient stagiaires, apprentis, intérimaires, jeunes embauchés ou simplement venus d’un autre service. Elles peuvent être plus ou moins organisées, s’inscrire (ou non) dans le cadre de dispositifs formalisés, s’accompagner (ou non) d’une reconnaissance pour celui qui joue le rôle de formateur.
26% des salariés disent avoir un rôle de formateur, de tuteur
Les résultats fournis par l’exploitation de la base nationale Evrest (EVolutions et Relations en santé au Travail) témoignent de la fréquence de ces situations, puisque plus du quart des salariés interrogés en 2010-2011 disent avoir eu, depuis un an, « un rôle de formateur, de tuteur », cette proportion étant un peu plus élevée pour les hommes (27,8%) que pour les femmes (23,5%). Si cette proportion dépasse 40% pour les cadres et les salariés de certaines professions intermédiaires (notamment celles de la santé et du travail social, et les contremaîtres et agents de maîtrise), elle reste élevée et atteint encore 20% pour la plupart des professions d’employés et d’ouvriers qualifiés.
Les différences entre secteurs d’activité ou entre tailles d’établissements sont beaucoup moins marquées qu’entre catégories socioprofessionnelles. Les salariés ayant eu un rôle de « tuteur » représentent 29 % des salariés dans l’industrie, 23% dans la construction, 25% dans les commerces et 26% dans les services. Ils sont 23% dans les entreprises de moins de 10 salariés, environ 25% pour les entreprises entre 10 et 200 salariés, et 29% dans les entreprises d’au moins 200 salariés.
Evrest ne permet pas de savoir ce que recouvrent ces situations « de formateur, de tuteur », si elles s’inscrivent dans un cadre formalisé, si elles sont une composante reconnue du métier ou si elles viennent s’ajouter aux tâches usuelles, à quels « formés » elles s’adressent… Par contre, cette source permet de repérer certaines caractéristiques sociodémographiques des « tuteurs », et surtout de donner des informations sur leurs conditions de travail, dont l’activité de formation n’est souvent qu’une composante.
Les « tuteurs » ne sont pas spécialement des seniors
Il n’y a pas d’âge particulier pour avoir un rôle de tuteur, de formateur. Toutes catégories sociales confondues, au moins un salarié sur cinq, quel que soit son âge, s’est retrouvé en situation de formateur au cours de l’année précédente. Mais ce rôle ne s’accompagne pas non plus d’une mobilisation particulière des seniors. Au niveau global comme dans presque toutes les catégories sociales, c’est parmi les salariés de 30 à 40 ans qu’on trouve les plus forts pourcentages de « tuteurs », cette proportion déclinant ensuite sensiblement avec l’âge. Il n’y a que parmi les cadres que le pourcentage le plus élevé se situe entre 40 et 44 ans et que les plus âgés (55 ans et plus) semblent faire l’objet de sollicitations fortes. À l’inverse, parmi les employés et les ouvriers, la proportion de « tuteurs » dans les tranches d’âge à partir de 45 ans non seulement diminue fortement, mais est plus faible que celle constatée pour les moins de 30 ans.
Plus de la moitié des « tuteurs » dépassent souvent leurs horaires
L’activité de formation n’est que rarement l’activité principale de ceux qui ont un rôle de « tuteur ». Bien souvent, cette activité doit venir se nicher dans les interstices de situations de travail ordinaires, sans que les objectifs productifs et le temps assignés l’aient prise en compte. Si le questionnement d’Evrest ne permet pas d’identifier la place de la formation dans l’activité de travail des « tuteurs », il ouvre la possibilité de caractériser leurs conditions de travail, relativement à celles des salariés qui n’ont pas ce rôle. Nous présenterons ces résultats sous forme de tableaux en pourcentages, en ayant auparavant vérifié que les résultats qui en ressortent se vérifient, pour les hommes comme pour les femmes, lorsqu’on tient compte (à l’aide de modèles multivariés, logistiques) de l’âge, de la catégorie socio-professionnelle, et de la taille de l’établissement. Le temps apparaît comme une dimension particulièrement sensible du travail des « tuteurs », surtout s’il s’agit de dépassement d’horaires, mais aussi du sentiment de « devoir traiter trop vite une opération qui demanderait davantage de soin », ou encore de la perception de la pression temporelle.
Plus de la moitié des « tuteurs » signalent qu’en raison de la charge de travail, ils dépassent souvent ou très souvent leurs horaires normaux, soit près de 20% d’écart avec les « non-tuteurs ». Dépasser ses horaires est plus fréquent chez les cadres, mais l’écart entre « tuteurs » et « non-tuteurs » se retrouve, de façon plus ou moins marquée, dans toutes les catégories sociales. Et il est aussi important pour les femmes que pour les hommes. De multiples hypothèses interprétatives peuvent être avancées, entre lesquelles Evrest ne permet pas de trancher. L’activité de formation ou de tutorat est toujours une activité qui demande du temps et qui suppose de pouvoir se rendre disponible pour l’échange et la transmission. Dépasser ses horaires peut ainsi traduire les effets des contraintes temporelles accrues qu’impose l’articulation entre activité de travail et activité de tutorat, dans un contexte d’intensification du travail. On peut aussi faire l’hypothèse que les contextes de changements organisationnels et technologiques fréquents, qui multiplient les situations où des salariés doivent en former et en accueillir d’autres, sont aussi souvent des contextes de forte pression temporelle, avec des conséquences éventuelles en termes d’horaires.
Les « tuteurs » expriment également plus souvent que les « non tuteurs » – et là encore dans toutes les catégories sociales – qu’ils ont le sentiment de devoir « traiter trop vite une opération qui demanderait davantage de soin » ou que la pression temporelle est pour eux source de difficultés importantes (qu’ils cotent 7 et plus sur une échelle de 0 à 10). On peut y voir comme précédemment le signe des contraintes de temps résultant de l’intégration, plus ou moins bien pensée, d’une activité de formation à leur activité « principale » déjà bien intense. Mais le fait de se retrouver en situation de « tuteur » s’accompagne peut-être aussi d’une attention particulière à la qualité de ce que l’on fait et transmet, rendant plus sensibles les difficultés rencontrées pour apporter à son travail autant de soin qu’on l’aurait souhaité.
Les « tuteurs » ont plus souvent un travail qui permet d’apprendre
46% des « tuteurs » répondent « oui, tout à fait », quand on leur demande si « leur travail permet d’apprendre des choses » (contre 34% pour les « non-tuteurs »). Ce jugement très positif sur la richesse de leur travail différencie « tuteurs » et « non-tuteurs », quelle que soit leur catégorie sociale. La composante formative de leur activité contribue d’ailleurs probablement à ce jugement, puisqu’elle peut être l’occasion de développer une réflexion sur son propre travail, d’approfondir des connaissances, mais aussi d’apprendre dans l’échange avec ceux que l’on forme. On peut rapprocher cette réponse, renvoyant l’image d’un travail enrichissant, de celle concernant la formation que reçoivent aussi plus fréquemment les « tuteurs »: 56% d’entre eux disent avoir bénéficié d’une formation depuis un an, contre 42% des « non-tuteurs ». Là encore, les hypothèses sont multiples: développement de formations spécifiques ou simplement plus fréquentes pour les « tuteurs »; attention particulière des « tuteurs » eux-mêmes à leur besoin de se former ; effets de contexte, le tutorat étant peut-être plus développé dans des entreprises davantage soucieuses de la formation de leur salariés. Enfin, les « tuteurs » se sentent un peu plus souvent « tout à fait » reconnus par leur entourage professionnel, le tutorat pouvant d’ailleurs être une des composantes de cette reconnaissance.
Un effort récompensé? Les tuteurs, à tout âge et dans toutes les catégories, apparaissent, par comparaison avec les autres salariés, davantage soumis à la pression du temps dans leur travail, mais aussi mieux reconnus par leur entourage professionnel, et disposant de meilleures possibilités d’élargir leurs connaissances. Evrest ne permet pas de savoir ce qui, dans ces particularités, relève de leurs situations individuelles (un tuteur serait « plus investi », dans tous les sens du terme), ou du contexte de leurs entreprises : des milieux de travail à la fois plus sollicitants et plus propices au développement des savoirs. Comment s’en trouvent-ils? « Toutes choses égales d’ailleurs », l’état de santé des « tuteurs » n’apparaît pas très différent de celui des autres salariés. Comme si, en première analyse, la gratification constituée par un travail plus intéressant ou mieux reconnu «compensait » à peu près l’effort accru que représente la prise en charge des nouveaux. Il est difficile de prédire ce qu’il en sera à plus long terme.
POUR EN SAVOIR PLUS Thébault J., Gaudart C., Cloutier E., Volkoff S., 2012, “Transmission of vocational skills between experienced and new hospital workers”, Work, 41.
Gaudart C., Delgoulet C. Chassaing K., 2008, «
La fidélisation de nouveaux, dans une entreprise du BTP: approche ergonomique des enjeux et des déterminants », @ctivités, revue électronique, 5 (2).
Cloutier E., Fournier P-S., Ledoux É. et coll., 2012, «
La transmission des savoirs de métier et de prudence par les travailleurs expérimentés - Comment soutenir cette approche dynamique de formation dans les milieux de travail », Montréal, IRSST, Études et recherches, Rapport R-740.
Numéro spécial à l'occasion de la sortie du 100ème numéro de Connaissance de l'emploi Connaissance de l’emploi est un support mensuel de vulgarisation scientifique, qui fait le point sur un sujet d’actualité ou une recherche en cours. Pour consulter le numéro spécial de Connaissance de l'emploi au format pdf,
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By Anne-Françoise Molinié, Serge Volkoff. "Having a role of guardian ...": Whom and for what work?
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