Les formateurs et le travail, une relation enfin heureuse ?
Par Paul Santelmann, Responsable de la Prospective à l’AFPA. Dans une intervention du 28 juin à l’Université ouverte des compétences (http://www.leclub.org/), Guy JOBERT, titulaire de la Chaire de formation des adultes au CNAM, abordait un thème salutaire et paradoxal : « Les formateurs et le travail, une relation enfin heureuse ? ». Paradoxal car on pourrait penser que la formation professionnelle n’a guère d’autres choix que d’être en harmonie avec le travail et que les formateurs ne peuvent trouver leur équilibre que dans une interaction permanente avec l’activité des entreprises. D’ailleurs l’alternance, fort prisée comme optimisation supposée de la formation professionnelle, ne pose-t-elle pas cette hypothèse d’interaction comme préalable?
Guy JOBERT a mis l’accent sur l’engagement du salarié dans la réalisation de l’objet du travail (produit ou service). S’inscrivant dans les courants de l’analyse clinique du travail, il a développé l’idée que le travail est d’abord ce qui échappe aux normes, aux règles, au prescrit et qui permet la réalisation de la production ou du service.
Bref le travail c’est ce qui relèverait de la singularité de l’intervention du salarié au-delà de la simple exécution des procédures ou des règles. Procédures et règles qu’il est nécessaire d’apprendre, d’acquérir mais qui ne suffisent pas à l’accomplissement du travail réel, en situation… Guy JOBERT distingue de ce point de vue l’apprentissage (ce qui relèverait de la formation) et le développement (ce qui relèverait des qualités propres du salarié et qui sous-tendrait ses compétences réelles). Guy JOBERT a rappelé ce que l’ergonomie a souligné depuis longtemps: la tension entre le prescrit (l’application de règles définies par des experts, les ingénieurs, le management, etc.) et l’activité réelle déployée par chaque salarié afin que l’objet produit ou le service à rendre soient effectivement réalisés et donnent satisfaction au client.
En fait, « ce à quoi, les salariés sont confrontés, ce n’est pas au registre de l’opération (exécuter une tâche) mais à celui de l’événement (réaliser l’intention de la tâche à travers ce que s’y oppose ou exige d’en actualiser les raisons, ce que la machine – qui appartient au registre du fonctionnement comme l’opération – ne peut jamais faire). L’événement constitue le motif du travail »[1]. Ainsi, le travail hérite de la responsabilité de faire face à tout ce que l’organisation ne règle pas et de contenir ce qui peut surgir : « Les aides-soignantes sont prises dans un discours contradictoire. La direction leur assigne des objectifs de travail précis du type : laver et changer les pensionnaires, ranger le linge dans les armoires, assurer l’aide alimentaire, conduire une animation, distribuer le goûter… dans des laps de temps serrés, sans vraiment se pencher sur les manières de s’y prendre, ni sur les temps de récupération et d’élaboration nécessaires à cette activité. Elle leur demande par ailleurs de rester à l’écoute des pensionnaires, de prendre le temps de discuter avec eux, de leur remonter le moral quand cela ne va pas… Ces dernières exigences sont comme des leitmotivs et leurs difficultés de mise en œuvre sont source de tensions pour les aides-soignantes et entre les aides-soignantes et leur hiérarchie »[2].
De ce point de vue les formateurs qui perdraient de vue cette seconde dimension, seraient irrémédiablement entraînés dans la transmission de savoirs et de savoir-faire utiles mais insuffisants à couvrir l’espace du travail réel. La démonstration de Guy JOBERT pêche cependant par la sous-estimation de ce qui fonde d’une part un métier ou une profession et d’autre part ce qu’est une entreprise. Car ces deux dimensions sont les réceptacles du travail salarié (en dehors des professions libérales ou protégées) et relèvent de rapports sociaux et économiques qu’on ne peut pas esquiver car ils fondent les représentations en matière de reconnaissance du travail. L’expertise de l’analyse clinique qui recherche la validité scientifique ne peut s’imposer ou se substituer à un construit social qui nécessite certes ce type d’éclairages mais ne peut s’y réduire. Le travail salarié est traversé par une tension plus complexe que l’opposition entre le prescrit et le non prescrit qui relèverait de l’initiative ou de l’engagement du salarié. Le non prescrit découle également d’un désengagement managérial unilatéral et de contextes organisationnels déstabilisés qui contribuent à une perte de repères préjudiciables au bien-être de nombreux salariés.
Les règles qui fondent la qualification professionnelle ne découlent pas seulement du dire des experts ou des ingénieurs (auxquels les cliniciens voudraient se substituer ?) mais du rapport de force (ou du dialogue) entre les salariés et les employeurs et leurs représentants respectifs. Aucune de ces deux parties ne peut ignorer le travail réel mais elles n’ont pas le même point de vue sur ce qui est important d’intégrer dans les règles (ce que le salarié doit respecter et accomplir). Car cette objectivation, en dernière analyse, définira la qualification professionnelle, c’est-à-dire une dimension collective (ce qui est commun aux titulaires d’un même métier) et la classification salariale. Effectivement ce qui relèvera de l’engagement spécifique du salarié (sa marge de manœuvre) échappera donc à la normalisation conventionnelle et sera reconnue (ou non), rémunérée (ou non) selon une relation bi-latérale avec l’employeur. Le formateur issu d’un métier donné, appelé à en transmettre la pratique, n’ignore pas cette double dimension : il est porteur des règles communes (savoirs référencés) mais aussi des compétences d’engagement professionnel qui ne sont pas forcément référencées et qui relèvent des contextes réels de travail (organisation, gestion, encadrement, rapports de confiance, etc.) qui peuvent être différents selon les entreprises, les secteurs d’activité ou les professions.
L’analyse clinique du travail (ce que font vraiment les salariés) est autant un outil de la négociation collective qu’un instrument des systèmes de formation professionnelle dont la légitimité relève d’abord de leurs liens avec la qualification professionnelle. Par contre toute la dimension de développement liée à l’engagement des salariés relève de processus informels et expérientiels non négligeables et qui font sens dans certains contextes favorables (formation intégrée au travail, organisations qualifiantes ou apprenantes) mais qui sur-dimensionnent les spécificités d’entreprise. Or ces spécificités ne peuvent pas être le seul élément constitutif, voire le seul pilier de la qualification professionnelle qui est aussi un vecteur de mobilité et donc de dépassement des spécificités d’entreprises !
Dans d’autres temps la profession (corporation) était maîtresse des règles, des normes de réalisation (durée) et même des types d’outils qui fondaient sa spécificité. Ces règles n’étaient pas négociables avec le donneur d’ordre ou le client. Qui peut dire qu’il s’agissait de travail prescrit ou d’exécution ? Le salariat a introduit un rapport de force entre l’homme de métier et son employeur qui s’est transformé en espace de négociation. Il n’y aura pas de réhabilitation de l’analyse du travail dans le champ de la formation professionnelle sans réactivation des espaces de négociation sur la reconnaissance du travail réel des salariés.