Les grandes heures de la sécurité humaine, au sortir de la bipolarité c'est-à-dire au début des années 1990, ont pour jalons plusieurs épisodes cruciaux.
Le devoir d’ingérence, défendu dès les années 1960 (notamment dans la guerre du Biafra entre 1967 et 1970) par des associations comme Médecins sans frontières et théorisé plus tard par des personnalités comme Bernard Kouchner ou Mario Bettati, a mis en avant l’impératif de ne pas respecter la souveraineté des États si certaines situations exceptionnelles mettaient des populations en danger.
La responsabilité de protéger (dite « R2P ») poursuivit sur cette lancée dans les années 2000, au Sommet du millénaire (2000) et surtout au Sommet mondial (2005) des Nations Unies. En considérant les génocides, crimes de guerre, purification ethnique et autres crimes contre l’humanité comme autant de menaces explicites à la paix mondiale, l’ONU a clairement fait de la protection des populations un enjeu majeur de la paix au même titre que le respect du droit international.
Plus encore,
le droit naturel pouvait primer sur le droit positif, puisqu’il était même préconisé, en cas d’urgence humanitaire, de ne plus respecter les souverainetés nationales afin de pouvoir secourir des populations, y compris – voire surtout – contre leur propre État. La considération humaniste l’emportait sur la realpolitik après plusieurs décennies de combats entre superpuissances, la sécurité des sociétés et des gens l’emportait sur la compétition géopolitique interétatique.
La résolution 688 du Conseil de sécurité des Nations Unies du 5 avril 1991, qui exigeait « que l’Irak permette un accès immédiat des organisations humanitaires internationales à tous ceux qui ont besoin d’assistance dans toutes les parties de l’Irak et qu’il mette à leur disposition tous les moyens nécessaires à leur action », et mette fin à sa répression des populations kurdes – et en réalité également chiites, au sud du pays –, fut un moment fondateur.
Pour la première fois, des États exigeaient d’un autre État qu’il renonçât à sa propre souveraineté pour laisser entrer sur son territoire des acteurs non gouvernementaux, à cette fin de protéger des populations civiles pourtant placées sous la responsabilité de cet État.
Au fil des années qui suivirent, les acteurs privés se portant garants de la surveillance et de la protection de la sécurité humaine se multiplièrent. ONG, think tanks, réseaux militants, experts, tirèrent parti à la fois des nouvelles technologies d’information et d’expression, et de la globalisation de cette information en temps réel, apte à mobiliser des opinions publiques à travers le monde en faveur d’une cause, en réaction à une situation de détresse, en solidarité avec des coreligionnaires, des concitoyens, ou tout simplement d’autres êtres humains.
En phase avec cette sensibilité nouvelle, plusieurs interventions militaires étatiques furent conduites au nom de la protection des populations.
L’intervention otanienne contre la Serbie après ses exactions au Kosovo (1999), puis l’intervention contre la Libye après les menaces proférées par le colonel Kadhafi contre les habitants de Benghazi (2011), en furent deux exemples largement commentés. Protéger les populations pour protéger la paix, tel était le nouveau mot d’ordre.
Le cas libyen, pourtant, sonna le début d’un renversement de tendance. Comme une goutte d’eau qui aurait fait déborder le vase, il confirma les suspicions, les rancœurs qui s’étaient accumulées au fil des années précédentes. Les interventions militaires au nom de la sécurité humaine, pointait-on au Sud, en Chine ou en Russie, ne visaient jamais que des ennemis ou opposants au monde occidental : Irak, Serbie, Libye.
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