Alors qu’ils comptent parmi les peuples les plus sécularisés au monde, les Scandinaves manifestent un attachement profond à leur Église (les Églises nordiques ont longtemps été des Églises d’État, imposant la religion évangélique-luthérienne comme religion officielle de l’État). 74,7% de la population danoise est encore membre de l’Église danoise (
Folkekirken) en 2019, bien que cet indicateur baisse continuellement depuis 1990 (-14%). Un même déclin est observable en Norvège et en Suède, où la pratique religieuse, peu vigoureuse, est contrebalancée par une pratique culturelle et sociale importante (mariage, baptême, confirmation ou enterrement). De façon générale, la tendance est au déclin des religions “traditionnelles” et le nombre de personnes se déclarant agnostiques ou athées augmente. En parallèle, des communautés religieuses se développent, comme le catholicisme ou l’islam, et d’autres plus anciennes, à l’instar des missions intérieures ou des protestantismes non luthériens, se “convictionnalisent” en se resserrant autour d’un noyau de croyants convaincus, et contestent l’autorité et le statut des Églises nationales.
Dans un tel contexte, le statut des Églises nationales a dû être repensé. Avec les lois de 2000 en Suède et 2012 en Norvège, les anciennes Églises d’État sont devenues des entités autonomes. L’Islande et la Finlande ont également fait évoluer leurs systèmes respectifs, pour plus d’équité entre les communautés religieuses, dans un souci commun de refléter plus fidèlement l’évolution des populations. Pour autant, on ne peut parler d’une véritable séparation, ni d’une totale mise à égalité. Les Églises nationales conservent un statut privilégié, par exemple en Norvège où la Constitution précise que “l’Église de Norvège, évangélique-luthérienne,
reste l’Église du peuple norvégien et bénéficie en tant que telle du soutien de l'État”. Les Constitutions nordiques régissent la confession de l’Église, sa territorialité et imposent au roi d’être luthérien. Plus qu’un véritable divorce entre Église et État, il s’agit donc plutôt de redéfinir les termes du mariage. Ces Églises conservent, par ailleurs, le soutien financier des États mais elles ont incontestablement perdu en autorité morale et pratique sur les questions sociétales.
Le Danemark fait figure d’exception : à la différence de ses voisins nordiques, l’Église du peuple (
Folkekirken) y est restée Église d'État. Elle est, selon la Constitution danoise, l’Église établie du Danemark et doit donc bénéficier du soutien de l’État. L’exception danoise a des racines profondes : l’Église est refondée dans un esprit de tolérance en 1849, alors que le Danemark abandonne l’absolutisme et modernise conséquemment son système politique. Conçue pour être ouverte et inclusive, l’Église n’a ni de synode ni d’archevêque. C’est le Parlement qui adopte les lois-cadres qui sont appliquées par le ministère de l’Église et par son ministre. Les paroisses sont libres de choisir leur pasteur ou leur orientation théologique. Cette Église
du peuple est conçue
pour le peuple. Alors que le XIX
e siècle voit la Scandinavie se diversifier sur le plan religieux, le Danemark arrive, pas ce biais, à éviter les dissensions. Par conséquence, le paysage religieux danois reste plus homogène que dans les autres pays nordiques. Ce système a perduré malgré les écueils que l’on peut y voir aujourd’hui. Certains ironisent sur sa malléabilité, prédisant avec humour qu’elle ordonnera bientôt des imams ; d’autres s’irritent de son évolution, comme cette paroisse en quête de pasteur qui précise dans son annonce que le candidat doit être “croyant”.
Malgré ses critiques, force est de constater que l’ouverture et la flexibilité de l’Église danoise lui ont permis de perdurer en maintenant une unité collective et en se fondant dans un récit national populaire, libéral et progressiste, malgré une religiosité nationale parmi les plus faibles du monde.
Alors que toutes les Constitutions nordiques accordent un statut particulier aux Églises nationales, les autres communautés religieuses relèvent du droit commun. Pour autant, on ne peut nier les efforts – notamment financiers – en faveur des dernières. Elles jouissent de droits juridiques et économiques dès lors qu’elles sont officiellement “autorisées” par les autorités publiques. Elles peuvent par exemple célébrer des mariages qui seront automatiquement reconnus par les autorités. Chrétiens non luthériens, juifs, musulmans, agnostiques et athées de l'Association humaniste éthique de Norvège (
Human-Etisk Forbund) ou adeptes de l’ancienne religion nordique peuvent recevoir une subvention de l’État calculée au prorata des adhérents et financée par l’impôt. Le Danemark, où l’hégémonie luthérienne a été plus visible et les revendications des non luthériens moins nombreuses, mène en la matière la politique la moins généreuse. Il ne permet qu’une déduction fiscale de 33% maximum sur les dons et exempte les lieux de culte et les cimetières d’impôts locaux et de taxes foncières.
La fin des Églises d’État en Norvège et en Suède marque ainsi une étape dans la neutralisation confessionnelle, même inaboutie, des institutions. Elle traduit la nécessité sans cesse renouvelée de trouver un cadre commun à la vie collective pour trouver un équilibre entre la liberté de chacun et la recherche d’un modèle collectif. Cela nécessite des ajustements permanents et une réinvention de la communauté nationale qui ne peuvent se soustraire aux débats contemporains
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