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Formation Continue du Supérieur
31 mars 2013

Libres ou prolétarisés? Les travailleurs intellectuels précaires en Île-de-France

Par Cyprien Tasset, Thomas Amossé, Mathieu Grégoire. Télécharger le rapport de recherche n°82: Libres ou prolétarisés? Les travailleurs intellectuels précaires en Île-de-France.
Ce rapport, issu d'une recherche menée en 2011, en convention avec la Fonda, porte sur les travailleurs intellectuels précaires. Une notion qui pointe vers une zone de l'espace social où les catégories instituées jouent et pourraient se reconfigurer en des formes nouvelles.
Comment statuer sur la réalité même de cette population? Renvoie-t-elle à un phénomène statistiquement observable et, si oui, quels sont les résultats de cette observation en termes de composition sociale objective? Comment les expériences sociales correspondantes sont-elles décrites et évaluées par les premiers intéressés?
Pour répondre à ces questions, le texte comporte trois parties qui correspondent aux trois chantiers de recherche mis en œuvre. Premièrement, un bilan de la littérature française et internationale… Deuxièmement, une exploitation inédite d'une source statistique existante, l'enquête sur l’emploi de l'Insee… Celle-ci montre que les frontières de cet objet restent floues et en partie poreuses avec des situations de déclassement social ou scolaire. Cette hétérogénéité est confirmée par l'enquête qualitative qui, à partir de soixante-dix entretiens réalisés en région parisienne, met en lumière la diversité des situations professionnelles parmi les actifs exerçant une (ou plusieurs) activité(s) intellectuelle(s) sans emploi stable. Télécharger Les travailleurs intellectuels précaires en Île-de-France.
RÉSUMÉ
Ce rapport, issu d'une recherche menée en 2011, en convention avec la Fonda, porte sur les travailleurs intellectuels précaires. Cette notion pointe vers une zone de l'espace social où les catégories instituées jouent et pourraient se reconfigurer en des formes nouvelles. Comment statuer sur la réalité même de cette population? Renvoie-t-elle à un phénomène statistiquement observable et, si oui, quels sont les résultats de cette observation en termes de composition sociale objective? Comment les expériences sociales correspondantes sont-elles décrites et évaluées par les premiers intéressés?
Pour répondre à ces questions, ce rapport comporte trois parties qui correspondent aux trois chantiers de recherche que nous avons mis en oeuvre.
Premièrement, un bilan de la littérature française et internationale montre que plusieurs monographies professionnelles se rapportent à notre objet, mais que celui-ci doit aussi être resitué parmi une série d'hypothèses quant aux groupes sociaux en cours d'émergence. Les travaux les plus stimulants d'un point de vue empirique sont ceux consacrés, dans plusieurs pays européens, au « creative work ».
Deuxièmement, une exploitation inédite d'une source statistique existante, l'enquête sur l’emploi de l'Insee, aboutit à une estimation tout à la fois minoritaire et non marginale des « travailleurs intellectuels précaires ». On repère une population large qui englobe un coeur de professions correspondant aux figures sociales qui leur sont usuellement associées. Néanmoins, les frontières de cet objet restent floues et en partie poreuses avec des situations de déclassement social ou scolaire. L'analyse statistique souligne des traits communs à la population investiguée et en même temps différentes façons d'être un intellectuel précaire.
Cette hétérogénéité est confirmée par l'enquête qualitative qui, à partir de soixante-dix entretiens réalisés en région parisienne, met en lumière la diversité des situations professionnelles parmi les actifs exerçant une (ou plusieurs) activité(s) intellectuelle(s) sans emploi stable. La multiplicité inter- et intra-individuelle des ressources économiques utilisées dans cette population semble un frein à la constitution d'un « commun », même si un tel processus relève sans doute davantage de mobilisations politiques que de conditions objectives et d’expériences personnelles...
1.3. Université, recherche : une précarité issue du management public

Mis à part l'article de Charles Soulié sur les ambiguïtés et les désillusions et la condition précaire des doctorants allocataires et moniteurs en sciences sociales (Soulié, 1996), peu de recherches ont été menées, à notre connaissance, sur la question de la précarité dans l'enseignement supérieur. Or, s'il n'est pas certain que tous les emplois formellement instables du monde de la recherche méritent d'être qualifiés de précaires, les travaux existants justifient de le supposer dans un grand nombre de cas. Il vaut d’autant plus la peine de s'y intéresser que les travailleurs scientifiques sont fortement surreprésentés en Île-de-France.
D'après un rapport de l'Institut d'aménagement et d'urbanisme (IAU) sur « La population doctorale en Île-de-France, sous l’angle de l’emploi et de l’insertion professionnelle » (IAU, 2010), on compte 15 235 inscrits en doctorat en-Île-de-France en 2009 (p. 14). Au niveau national, « le taux de chômage global touchant les jeunes docteurs augmente et atteint plus de 10% en 2004. De la même manière, la précarité des emplois estimée en fonction de leur durée est également de plus en plus préoccupante: après avoir chuté en 2001, elle revient presque au niveau de 1999 avec près de 25% de CDD. » (p. 22). Autrement dit, et si la structure de leur population est la même que celle du niveau national, et si ces niveaux sont restés stables, ce serait près d'un tiers des jeunes docteurs franciliens qui connaîtraient, ou bien le chômage, ou bien l'emploi précaire. Sans compter que la précarité des docteurs ne se résorbe pas nécessairement une fois qu'ils ont cessé d'être « jeunes ».
D'où l'intérêt de l'ouvrage récent Recherche précarisée, recherche atomisée (PECRES, 2011). Il repose sur un questionnaire administré par voie informatique en marge du mouvement de protestation contre la loi LRU (Loi relative aux libertés et responsabilités des universités) en 2009-2010. Il s'adressait aux enseignants-chercheurs (doctorants compris) et au personnel administratif. Pour délimiter la précarité, les auteurs ont choisi de recourir à l'autodéfinition par les répondants, à partir du terme « précarité »:
« Il ne pouvait s'agir d'imposer une définition de la précarité qui nous aurait amené-e-s à ne pas saisir toute la diversité des situations que cette notion recouvre. Nous avons choisi la définition qu'en donnent les individus eux-mêmes. Ont répondu à cette enquête toutes les personnes qui se considèrent comme précaires et non celles qui sont considérées statutairement comme telles ».
Les auteurs invitent par conséquent à la prudence dans l'interprétation de leurs résultats. Leur échantillon n'apportant pas de garantie de représentativité, les résultats doivent être lus comme de simples indications.
« En l'absence de recensement, il est impossible de construire un échantillon représentatif (aléatoire ou stratifié) ». D'où une valeur « d'enquête exploratoire. Ne pouvant prétendre compter, elle vise à décrire »; les chiffres y sont des « indications ». Pour aller plus loin, le collectif préconise la « création d'indicateurs mieux à même de rendre compte de la précarité dans ce secteur ».
Cependant, le recoupement du questionnaire et des données disponibles (rapports officiels...) permet « une estimation réaliste et argumentée du nombre de précaires que doivent compter aujourd'hui l'enseignement supérieur et la recherche (ERS). Elle est comprise dans une fourchette de 45 000 à 50 000 personnes, c'est-à-dire environ un quart du personnel » (24,5), sans compter les doctorants qui sont 67 000, et avec lesquels, par conséquent, on approcherait de la moitié.
1.3.1. Une précarité particulièrement précaire

Quelles sont les spécificités de la précarité dans l'ESR en France au cours des années 2000 ? Sans doute, la présence de hors-statut est un fait ancien dans l'histoire de l'université française. Cependant, alors que les « hors-statut » divers depuis la création du CNRS ont surtout été des variables d'ajustement (fluctuations, etc.), la précarité d'aujourd'hui est une politique délibérée (s'inscrit dans une remise en cause de l'indépendance de la recherche). À l'encontre du lieu commun opposant la sécurité du public à l'arbitraire du secteur privé, les auteurs rappellent que « les contrats précaires y sont plus précaires qu'ailleurs » (p. 37). L'université peut recruter en CDD; les précaires y sont confrontés à des règles officieuses de non-renouvellement de contrat; l'éventail des emplois précaires dans l'ESR comporte des vacations n'offrant aucun droit social, sans compter les formes purement illégales. Or, ces particularités de la gestion universitaire des ressources humaines découlent d'« une politique contre la science » (p. 39), à savoir celle du pilotage de la recherche par projets et objectifs plutôt que par dotations fixes. Ce système est défendu par ses organisateurs comme un idéal d'émulation que la seconde partie du livre veut réfuter.
1.3.2. Politique d'excellence, emplois dégradés

La défonctionnarisation de l'ESR donne lieu à « des emplois discontinus » (p. 52), le travail se poursuivant souvent au chômage. De plus, cette discontinuité prend chez beaucoup une allure durable: la « précarité-transition » est peu à peu remplacée par une « précarité-horizon » chez ceux qui connaissent « des ancrages de longue durée dans la précarité » (p. 57), « véritables carrières » (p. 58). De plus, l'emploi précaire s'accompagne d'un « revenu précaire ». En effet, non seulement la brièveté d'emploi n'est pas compensée par un salaire élevé, mais encore les précaires sont couramment payés avec plusieurs mois de retard.
Dans ce tableau, les auteurs notent le sort particulièrement sévère des « précaires parmi les précaires » (p. 68), les femmes (qui subissent des discriminations salariales), et les disciplines les plus féminisées: les sciences humaines et sociales.
Confirmant sur leur propre terrain les indications des Rambach ou d'Alain Accardo, le collectif PECRES relève la règle de « La 'ligne de CV' pour toute rémunération » (p. 71), à laquelle nombre de précaires se plient. On remarque également la « précarité des protections » contre le chômage (p. 72). En effet, ce sont ici les employeurs – publics – qui versent – ou pas – les indemnités de chômage, et peuvent faire pression sur les précaires pour qu'ils renoncent à leurs droits. Enfin, dans ces conditions, on ne s'étonnera pas que les cotisations-retraite engrangées par les précaires soient particulièrement basses. Quant au suivi médical, il est réservé aux titulaires.
1.3.3. Conditions de travail

Au-delà de la sphère de l'emploi, quels sont les effets de la précarité sur les conditions de travail ? Tout d'abord, les précaires sont pris dans un « cercle vicieux » d'invisibilité (p. 82), aggravé par la « mutation permanente » des « règles de la précarité » (p. 83). Traités, qu'ils soient de recherche et d'enseignement ou administratifs, comme « du personnel de seconde catégorie » (p. 87), tandis que leurs conditions de vie les handicapent dans la course à la reconnaissance scientifique. Il en résulte « un boulevard pour les abus de pouvoir » (p. 90), entre « pillage intellectuel et harcèlement » (p. 93).
Bien sûr, les titulaires peuvent être bienveillants, mais cela se limite à « la solidarité dans l'impuissance » (p. 96), les initiatives de bonne volonté se heurtant rapidement à la dureté du système. Or, soulignent les membres du collectif PECRES, de telles conditions de travail sont contreproductives sur le plan de la qualité de la recherche et de l'enseignement. En effet, le turn-over empêche le cumul progressif de compétences, aussi bien administratives qu'académiques. De même, la recherche par projets tend à noyer le temps de recherche (à long terme) sous celui de l'élaboration de projets en vue de financements. Les auteurs relèvent encore que les conditions de travail et d'emploi dans l'enseignement supérieur tendent à favoriser les candidats bénéficiant d'assurances économiques par leur famille, aux dépends de l'objectif de démocratisation des derniers échelons de l'enseignement supérieur.
Les répondants au questionnaire ont témoigné aussi bien de leur « passion » que de leur « désespoir » (p. 135), et hésitent à renoncer à ce où ils ont tant investi. Leurs demandes, telles que les auteurs les traduisent, portent, indissociablement, sur un droit du travail au moins aussi protecteur que dans le privé, et sur la création de postes de titulaires. Les résultats du groupe PECRES renforcent les témoignages (Pourmir, 1998; Verdrager, 2002; Beau, 2004; Rambach, 2001 et 2009) ou les statistiques (OVE, juin 2010, sur les doctorants) qui font état de situations nombreuses et durables de précarité dans la recherche et l’enseignement supérieur. Télécharger Les travailleurs intellectuels précaires en Île-de-France.

By Cyprien Tasset, Amossé Thomas, Matthew Gregory.
Download Research Report No. 82: Free or proletarianized?
Precarious intellectual workers in Ile-de-France.
This report, based on research conducted in 2011, in agreement with the Foundation, focuses on the precarious intellectual workers.
A concept that points to an area of space where social classes are established and may be reconfigured into new forms
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