Cette contribution est centrée sur les interactions entre le système public d'enseignement supérieur et de recherche et les entreprises. Elle appelle à clarifier les missions, la gestion, les modèles économiques, à responsabiliser les organisations et les personnes. C'est ainsi qu'on pourra évoluer vers des relations plus simples, plus professionnelles, plus confiantes.
La contribution de l'ANRT aux Assises de l'enseignement supérieur et de la recherche L'interaction entre enseignement supérieur, recherche et entreprises est encore trop faible en France
C’est un défi majeur pour l’avenir, afin que les entreprises puissent innover davantage, que les enseignants et les chercheurs puissent pleinement s’accomplir, que le pays tire de son investissement le bénéfice économique et social qu’il est en droit d’attendre.
Pour rattraper notre retard, les pouvoirs publics ont proposé des dispositifs nouveaux, plusieurs consacrés directement aux coopérations avec les entreprises et à la recherche technologique, d’autres à rendre le paysage public plus lisible. Il fallait aller vite, et avoir l’adhésion des acteurs. Pour ne pas choquer, on a ajouté sans supprimer. Pour ne pas contraindre et rendre « l’excellence » plus visible, on a procédé par concours, et l’aide de l’État s’est payée par des interférences ou spécifications pas toujours pertinentes. Pour simplifier, on a construit des mutualisations grâce à des échafaudages qui – paradoxe - ont transitoirement compliqué le paysage. Pour accélérer la diffusion de bonnes pratiques, on a créé des béquilles qui ne sont là que pour préparer une marche naturelle. Cela peut déconcerter, à l’extérieur et à l’intérieur, même si on peut assez facilement déchiffrer les intentions derrière des cahiers des charges compliqués et des mots pas toujours clairs. Il s’agit désormais que chaque élément trouve sa place dans un ensemble dont la cohérence soit établie et comprise. On est au milieu du gué, le risque de retour en arrière n’est pas négligeable. L’appropriation est un objectif essentiel, y compris par ceux que l’on sait réticents. Le système français n’est pas plus compliqué qu’un autre, et ses constituants, une fois enlevés les échafaudages et les béquilles, existent aussi ailleurs.
Les structures nouvelles qu’on accuse d’ajouter à la complexité organisent des coopérations (les pôles de compétitivité, les alliances, la plupart des PRES, les labex, les SATT…) ou des transitions (les autres PRES, les Idex…). Les secondes sont passagères par nature, mais les premières n’ont vocation à durer que tant que les coopérants le souhaiteront. Ce ne sont pas des unités opérationnelles, et si chacun n’a qu’un employeur, il est normal qu’il participe à plusieurs réseaux de coopération. Deux objets ambigus: les IRT et les IEED.
L’extérieur, dans la perspective adoptée pour cette contribution, c’est d’abord les entreprises. Celles-ci ont de plus en plus recours à l’innovation coopérative, et elles sont parties prenantes dans plusieurs écosystèmes. Elles sont à la recherche des meilleurs partenaires et des procédures les plus adéquates. Cela dans le monde entier, car, quelles que soient les préférences locales, les comparaisons et les choix sont désormais internationaux.
Qu’est-ce que les entreprises, dans leur diversité, attendent de la recherche publique ? Dans l’ordre de ce qu’on a pu entendre au cours des échanges organisés par l’ANRT :
1) La compétence scientifique et technique
2) Un véritable intérêt pour leurs problèmes, un engagement sans équivoque de personnes sur lesquelles on pourra compter ; il faut entendre ce qu’a dit le directeur de la recherche d’une grande entreprise : « En France, on commence par nous parler d’argent ; ailleurs, on s’intéresse d’abord aux défis scientifiques que nous proposons »
3) Des laboratoires qui vont au-devant des entreprises, alors que celles-ci, surtout les moins grandes, ont du mal à identifier les compétences dont elles auraient besoin
4) Des interlocuteurs responsables, ayant le pouvoir de s’engager, sans passer par des circuits de décision compliqués
5) Des modèles de comportement clairs, des procédures et pratiques professionnelles conformes aux standards internationaux
6) Une stabilité des incitations, un développement de ce qui a fait ses preuves plutôt que d’introduire des nouveautés équivalentes.
Bref, les entreprises aimeraient avoir plus souvent affaire à des partenaires non seulement compétents, mais motivés, responsables, organisés, en qui elles puissent avoir confiance. Les attentes des laboratoires sont en grande partie semblables, ce qui est un gage fondamental d’espoir. De part et d’autre, on souhaite simplifier le système. Il reste à s'entendre sur ce que cela veut dire et sur les moyens d'y parvenir.
Deux repères pour une démarche collective: clarifier et responsabiliser Les principaux progrès viendront désormais des acteurs eux-mêmes, et il incombe à l’État de mettre les établissements publics en situation d’y parvenir. Chacun, y compris les personnes, doit savoir qui il est, de quoi il est chargé, et pouvoir exercer ses responsabilités.
1) Missions, objectifs, indicateurs et outils de comptabilité ont besoin d’être clarifiés, en faisant davantage confiance
Les missions des opérateurs publics sont trop nombreuses, trop détaillées, trop semblables
C’est le résultat d’une double démarche, faite de généralisation et de micro-management.
1) On a chargé tout le monde des mêmes soucis généraux (classements internationaux, excellence, attractivité, structuration territoriale, développement des PME, emploi…), au lieu de faire ressortir les missions spécifiques.
2) On a dicté à chacun sa démarche, en spécifiant ce qu’un professionnel fait de lui-même. Ce manque de confiance est contraire à la responsabilisation. Il prolonge les habitudes de micro-management, détourne l’État de sa fonction de stratège, introduit des contraintes non pertinentes.
Reformuler les missions essentielles aidera à donner à chacun sa vraie place et à motiver les personnes. Le mot excellence n’a de sens que lorsque les missions ont été définies, dans la diversité qui permet à chacun de s’accomplir, au rebours d’un égalitarisme porteur d’illusions. Pour les entreprises, cette diversité fait partie de la vie ; elles ne travaillent pas qu’avec des stars mondiales.
Les indicateurs prolifèrent, alors que l’évaluation reste trop partielle
Ce sont d’abord les personnes et leur action qui en souffrent : on ne peut fonder son comportement que sur un petit nombre de repères ; s’il y en a trop, chacun se rabat sur ce qui lui est familier. Comment expliquer autrement la place de la bibliométrie, alors que les métiers d’enseignant et de chercheur comportent bien d’autres dimensions que de publier ? Cela ne favorise pas les relations avec les entreprises. Les indicateurs devraient traduire toutes les missions essentielles, rien qu’elles, et être pris en compte dans les évaluations.
Redonner leur valeur aux contrats d’établissement ou d’objectifs
C’est le cadre normal des relations entre l’État et les opérateurs. Mais comment peut-il avoir valeur d’engagement réciproque si les moyens n’y sont pas indiqués ?
Le secteur public manque encore d’outils de comptabilité, d’une gestion claire…et de confiance
C’est une défaillance centrale, qui affecte tout le reste. La faire disparaître est une priorité : sinon, comment savoir où on en est, exercer ses responsabilités de décision et de pilotage ? Les décennies d’infantilisation financière pèsent lourd. Les universités ont été particulièrement touchées, mais tous les opérateurs publics sont affectés. Les dégâts ont été aggravés par le manque de confiance de l’État envers ses opérateurs : ceux qui ont fait des efforts de clarté n’en ont pas toujours été récompensés. C’est donc à l’État de commencer, parce que rien ne l’en empêche, et parce qu’il ne peut le demander aux opérateurs s’il ne le fait pas lui-même.
La LOLF l’oblige, ainsi que ses opérateurs, à travailler en coût complet. Mais par exemple les agences, outil important de la relation entre les laboratoires et les entreprises, ne le font pas : quand elles financent les projets des établissements publics, elles prennent en charge les coûts marginaux, pas les salaires des fonctionnaires – d’où une inflation de chercheurs temporaires dont on est incapable d’assurer l’avenir - , et très peu les frais généraux, ce qui pénalise les fonctions centrales, historiquement sous-estimées dans beaucoup d’établissements, aux dépens du pilotage stratégique et de la gestion.
L’ignorance des coûts réels a déséquilibré les budgets des laboratoires, avec des moyens insuffisants par rapport au nombre de personnes. Dans les relations avec les entreprises, elle conduit à sous-estimer le montant de l’investissement public. Et dans les dispositions envisagées pour les futurs contrats européens, la pratique de ne pas prendre en charge les fonctionnaires risque de nous coûter cher.
2) Chacun devrait être capable d’afficher son identité, son positionnement et sa stratégie
Cela concerne tout le monde, l’État stratège (ou qui devrait l’être), les opérateurs publics et leurs unités, les entreprises, qui pourraient être plus claires sur ce qu’elles attendent de l’enseignement supérieur et de la recherche publique.
L’État stratège
L’État stratège manque de personnel stratège. Il peine à assurer cette fonction essentielle, complément nécessaire de l’autonomie des acteurs. La France, pays de taille moyenne, doit choisir, moins les sujets que la manière de les traiter. L’époque du top-down est révolue - si elle n’a jamais existé. On ne peut cependant espérer l’unanimité : les pouvoirs publics ont des décisions à prendre. Mais leur premier devoir est de faire en sorte que les éléments de réflexion soient réunis, afin que chacun puisse en tirer les conséquences. Les tentatives de ces dernières années montrent qu’ils n’y parviennent guère : les informations disponibles sont mal exploitées, le travail trop perturbé par le temps politique. Ce lourd héritage ne pourra être effacé rapidement. Dans d’autres pays, l’administration capitalise les informations et organise leur exploitation. Ce rôle de l’État est primordial. On parle beaucoup des régions ; cela les aiderait à définir leur stratégie, alors qu’une décentralisation mal comprise pourrait aller au rebours de cette nécessaire capitalisation-partage. N’oublions pas que beaucoup de défis sont mondiaux.
Les opérateurs stratèges
Une stratégie nationale sera d’autant meilleure que chacun y apportera le résultat de son propre travail. Le niveau global des opérateurs publics et de leurs équipes a beaucoup progressé, un travail remarquable a été accompli pour construire des feuilles de route, dans les alliances, les pôles, les agences, les établissements, les organisations professionnelles, les agendas européens. Mais c’est encore trop partiel, trop peu partagé.
La construction d’une stratégie est très liée à la prise de conscience par chacun de ses missions, de son identité, de sa position dans l’ensemble du système. Cela va jusqu’au niveau des laboratoires, des unités d’enseignement et de recherche. Chacun devrait pouvoir déclarer: « Voilà qui je suis, ce que je sais faire, ce que j’ai à faire, voilà ma position par rapport à mon environnement et à ce qui me ressemble, voilà où je veux aller », et être sollicité, soutenu et évalué en conséquence.
La participation française aux contrats européens
Le premier bénéfice est d’ordre stratégique : réseaux, alliances, feuilles de route. Horizon 2020 pose une belle question : comment convertir des défis sociétaux en programmes de recherche ?
Comment amener davantage de Français aux contrats européens ? Un enjeu est la participation des grandes universités autonomes. Les acteurs publics et privés de moindre importance auront à apprendre comment entrer dans des montages pilotés par d’autres. Les règles de participation sont en cours de discussion. Beaucoup dépendra de leur souplesse et de leur simplicité ; il est essentiel de maintenir une pression vigilante.
3) On manque de modèles cohérents, compréhensibles, affichés
C’est d’abord vrai pour l’État. La cohérence de ses modes d’intervention aurait besoin d’être repensée. Cela demandera une vision globale, du temps, et des processus impliquant les partenaires. Les questions ne manquent pas : « Comment réduire le temps passé dans les procédures ? Sait-on encourager ce qui est vraiment novateur ? Quel est, selon les cas, la bonne proportion entre les budgets récurrents et ceux des agences ? Comment décliner la notion d’excellence pour que chacun ait une ambition utile et épanouissante ? Quel équilibre entre recrutements et conditions de travail ? Etc. ».
Chacun devrait afficher ses modèles, même s’ils ne sont encore que des objectifs.
Les modèles économiques de la valorisation
Bien que l’objectif de création commune de valeur soit accepté par tous, les incompréhensions et les lourdeurs subsistent. Au-delà des inerties, la raison est l’absence de modèle clair : chacun cherche légitimement son intérêt, mais on ne se comprend pas. Pour les établissements publics, émettre des prétentions exagérées de redevances et sous-estimer le coût direct des contrats de recherche, c’est vivre dans l’illusion. Pour les entreprises, négocier des contrats au rabais au motif que la recherche serait un service public, c’est compromettre l’avenir, et ne pas favoriser le développement des meilleures équipes. Pour l’Etat, imposer des schémas uniformisés au lieu des accords que les acteurs savent mettre en place au cas par cas risque de nuire à la dynamique partenariale.
Ici particulièrement, la référence aux bonnes pratiques internationales serait un gage de pertinence et ferait gagner du temps.
4) Carrières, formation, professionnalisation, GRH
La GRH, le grand absent de la sphère publique ! Il y a beaucoup à faire pour reconnaître les responsabilités et les mérites, offrir des parcours. Et former : le métier des chercheurs est de plus en plus multidimensionnel. Importance de tenir compte des besoins des entreprises, y compris en premier cycle et de permettre des changements d’orientation en cours de route.
Favoriser la vie commune, former des passeurs C’est le meilleur moyen de se comprendre entre personnes des secteurs public et privé. Ainsi, les Cifre forment de plus en plus de docteurs à double culture, avec des garanties de qualité qui favorisent l’emploi dans les deux secteurs. Les IRT et IEED vont changer l’ordre de grandeur des laboratoires communs, mais les réticences des chercheurs publics à y entrer, comme la rareté des séjours d’enseignants et de chercheurs dans les entreprises, montrent l’importance d’assurer que les carrières en bénéficieront au lieu d’en souffrir.
Application aux dispositifs
Pôles : Le succès des meilleurs montre combien il est plus avisé de faire confiance à des professionnels ayant une expérience directe de la recherche et de l’entreprise que de spécifier le détail des actions. Les bons pôles sont devenus un lieu essentiel de concertation, d’animation des écosystèmes, et en tant que tels ils peuvent être très utiles à la vie des autres dispositifs, à leur ouverture, à la pertinence de leurs orientations: Labex, Idex, instituts Carnot, IRT et IEED, SATT…
Instituts Carnot : Dès le départ, on a fait coexister deux intentions : donner les moyens de se ressourcer à de grands laboratoires déjà très impliqués ; en faire entrer d’autres, en réalité souvent des associations d’unités appartenant à des établissements différents, dans le jeu de la recherche technologique et des relations avec les entreprises. Le plus avisé serait d’aller au bout de ces intentions. On pourrait alors poser deux exigences : que le label Carnot soit pour les entreprises, quel que soit l’institut, une garantie de professionnalisme (elles en sont le meilleur juge), et demander à chacune des unités qui constituent des « Carnot associatifs » de se doter d’une stratégie globale incluant ses relations avec les entreprises. Le dispositif était fondé sur un mécanisme simple et vertueux, un abondement proportionnel aux versements des entreprises : soumettre ce générateur de développement à un budget fixe est contradictoire et l’a compliqué.
IRT, IEED : Il y a une certaine ambiguïté, car ce sont fondamentalement des laboratoires communs, c’est-à-dire des structures de coopération, et juridiquement des unités opérationnelles. Si les difficultés persistaient, il serait utile de se référer à la logique des laboratoires communs, c’est-à-dire une logique de projet, avec une autonomie opérationnelle négociée entre les acteurs, ce qui donnerait un autre éclairage aux questions d’appartenance des personnes, de propriété des résultats et de retour sur investissement.
SATT : Elles doivent être au service des opérateurs de recherche, et il ne faut pas oublier que les chercheurs sont les premiers valorisateurs (il serait d’ailleurs utile de les former pour cela). Or le statut de droit privé des SATT, aussi bien que le nombre de thèmes et d’institutions qu’elles sont censées couvrir vont dans le sens d’une coupure. Avec la contrainte non pertinente de retour financier, la difficulté d’avoir accès aux technologues nécessaires pour leur mission de maturation, les SATT risquent de dériver vers l’aval, vers le capital-risque sans risque. L’antidote, ce sont de vrais conseils d’administration, pilotés par les principaux établissements utilisateurs, ceux qui auraient pu trouver intérêt à créer les SATT, et qui devraient progressivement se les approprier.
Voir aussi Candidature à une CIFRE, CIFRE - Définition, mode d'emploi, La Convention Industrielle de Formation par la REcherche.
Télécharger la contribution de l'ANRT aux Assises de l'enseignement supérieur et de la recherche.