Pour l'
Institut de l'entreprise, pas de doute, les sociétés françaises doivent s'engager dans la compétition opposant les
universités mondiales. En vue d'un colloque qui se tiendra à la rentrée, le think tank a demandé au professeur Pierre-André Chiappori de faire un état des lieux dans un rapport qui vient d'être rendu public.
Le choix de l'auteur est hautement symbolique. Pierre-André Chiappori, professeur en économie formé à l'ENS, a effectué le début de sa carrière en France, au CNRS et à l'université Paris I notamment, avant de franchir l'Atlantique pour rejoindre la prestigieuse université américaine de Columbia. Pour son enquête, principalement tournée vers la
recherche, celui-ci a interviewé chefs d'établissements et dirigeants d'entreprises, pour constater que les deux univers se connaissent mal et gagneraient chacun à faire des efforts.
La recherche française "perd pied"
Le constat est unanime : la recherche française manque cruellement de financements. Pierre-André Chiappori, que la carrière a amené à observer de l'intérieur les conditions de la recherche française, ne cache pas non plus ses inquiétudes : "j'ai vu pendant 20 ans la recherche française se dégrader et elle est actuellement en train de perdre pied", prévient-il. Les établissements et les pouvoirs publics ont conjointement ressenti le "choc de Shanghai", lors du premier classement mondial des établissements de recherche établi par l'université chinoise de JiaoTong. Depuis, chaque année, l'amer constat se renouvelle : le podium est uniquement occupé par des universités américaines et britanniques, la France restant à la traine. D'autres indicateurs viennent conforter le bilan du classement complète Pierre-André Chiappori : la recherche française est distanciée que ce soit pour son nombre de prix Nobels, de médaille Fields ou de publications par chercheurs. Enfin, si l'on observe la nationalité des "médaillés", on observe que les Etats-Unis se distinguent par leur capacité à attirer les plus brillants des chercheurs étrangers.
Pourtant, "le retard pris par la recherche française dans certains domaines a beau être décrit un peu partout, beaucoup de chefs d'entreprises peinent à percevoir sa gravité". Une des raisons de cette méconnaissance s'explique notamment par l'absence de confrontation avec la recherche des dirigeants d'entreprises durant leur formation, la majorité d'entre eux ayant suivit un cursus de grande école.
Le secret de la suprématie américaine
Qu'ont donc les établissements américains que les français n'ont pas ? Des financements, une organisation et un environnement culturel différents, répond Pierre-André Chiappori.
"Le budget moyen par étudiant aux Etats-Unis est un chiffre complètement inutile", explique l'auteur du rapport. Le chiffre à regarder est celui d'une poignée d'établissements américains, au nombre de 96 (dont 2/3 sont publics) sur les 4409 de l'ensemble du territoire, classés comme produisant un "très haut niveau de recherche" et qui se tiennent sur les sommets de la recherche mondiale. Cette petite élite dispose de moyens sans commune mesure avec les établissements français, mais aussi avec les autres établissements américains. Pour se donner une idée, il suffit d'observer les budgets des trois 1ères universités du classement de Shanghai en 2010 : Harvard (177 549 $ / étudiant), Berkeley (55 575 $ / étudiant) et Stanford (100 409 $ / étudiant). En comparaison, le budget par étudiant dans les universités françaises est d'environ 10 000 euros et 40 000 euros en moyenne dans les établissements américains. Le budget pharaonique des plus grandes universités de recherche américaines provient de financements variés pour les universités publiques comme privées : financements publics directs ou dans le cadre de contrats de recherche, frais de scolarité et financements privés issus de contrats de recherche avec des fondations privées ou de l'endowment. Ce dernier mode de financement provient des dons accumulés souvent durant de nombreuses années par les universités, dont les revenus au capital sont utilisés pour financer la recherche. Les revenus de l'endowment varient selon les établissements. Ils représentent 13 % du budget de Columbia mais 45 % de celui de Yale ou Princeton et 35 % de celui d'Harvard. La constitution de cet endowment, dont les fonds sont issus du seul mécénat, est rendue possible par une culture du don très présente aux Etats-Unis, observe Pierre-André Chiappori. Aux Etats-Unis, la philanthropie est en effet "un devoir moral indissociable du succès". Enfin un dernier élément de grande importance est que les dons privés, contrairement à la France, ne proviennent en majorité (90 %) pas tant des entreprises que des particuliers, qui témoignent par leur générosité de leur reconnaissance à l'établissement qui les a formés.
Quelle place pour les entreprises ?
Pourtant, si les entreprises françaises adoptaient une culture du don à l'américaine, cela ne suffirait pas à atteindre les budgets des grands établissements d'outre-Atlantique, prévient Pierre-André Chiappori. Dans son rapport, celui-ci estime que "sous l'hypothèse d'une mobilisation massive des entreprises, les montants qui pourraient être raisonnablement levés auprès des entreprises [ne seraient que] de l'ordre de quelques centaines de millions d'euros par an". Une somme très modeste en comparaison du budget total de l'enseignement supérieur français, dépassant 25 milliards d'euros. Pour le professeur, ces dons "saupoudrés" sur l'ensemble des établissements auraient un impact négligeable. "En revanche, concentrés sur une poignée d'établissements ils peuvent avoir un impact crucial, directement par les projets qu'ils permettront de financer, mais aussi indirectement par la concurrence qu'ils vont promouvoir". Car Pierre-André Chiappori, qui cite volontiers Milton Friedman, affirme avec conviction dans son rapport les vertus de la concurrence entre établissements, comme moyen d'émulation qui permettrait de relever le niveau de la recherche. Pour lui, l'investissement des entreprises françaises doit jouer un rôle qualitatif plutôt que quantitatif, en permettant de faire émerger en France, comme aux Etats-Unis, une poignée d'établissements de recherche de dimension mondiale.
Universités-entreprises : des efforts à partager
"La relation entre universités et secteur privé s'est souvent situé, dans le passé, à la limite du psychodrame", affirme Pierre-André Chiappori. S'il note des améliorations récentes, des efforts restent selon le professeur à entreprendre des deux côtés.
Professionnaliser le Fundraising
Le financement de la recherche par les entreprises françaises (hors relations contractuelles de type thèses CIFRE ou contrats de recherche) passe par le développement des actions de mécénat par les entreprises et la professionnalisation de la levée de fonds (fundraising) par les établissements.
Entreprises : s'intéresser à la recherche
Premier objectif : convaincre les dirigeants d'entreprises de financer les universités et la recherche. Selon Pierre-André Chiappori, seule une minorité d'entre eux acceptent le sujet comme légitime. Ce manque d'intérêt s'expliquerait par le passage quasi-systématique de ces dirigeants par des grandes écoles éloignés de la recherche, mais également par "la représentation sociale dominante selon laquelle les universités relèvent, nécessairement et par nature, de la sphère publique" et que "les dépenses publiques sont financées par l'impôt". Certains dirigeants d'entreprise qui "ont déjà le sentiment d'en payer beaucoup" seront donc tentés de répondre qu'ils ont "déjà donné". Une fois convaincues, les entreprises doivent procéder à certains aménagements organisationnels afin de rendre leur démarche efficace. "Qui doit se charger d'une demande émanant d'un établissement universitaire, et qui atterrit sur le bureau du P-DG : les ressources humaines, la R&D, la communication ?" Pour éviter qu'une demande ne se perde dans les circuits internes, le rapport propose, au moins pour les grandes entreprises, de nommer un correspondant recherche/ université. Le professeur défend encore davantage la création d'une fondation d'entreprise, une solution qu'il estime "plus coûteuse mais aussi plus riche de possibilités". Cette structure peut permettre a minima "de servir de hub pour les relations avec les établissements" ou de mener des activités de veille technologique.
Universités : être plus professionnelles
Face à des universités américaines qui mobilisent parfois 200 personnes pour une campagne de levée de fonds, dont le président de l'établissement et des professionnels aguerris, le fundraising dans les institutions françaises parait plus que modeste. Face aux moyens humains et financiers que nécessite une stratégie de levée de fonds "trop d'établissements rechignent à [investir] dans des proportions souhaitables", note le rapporteur. Les dirigeants d'entreprises rencontrés par Pierre-André Chiappori "insistent invariablement sur le manque de professionnalisme de leurs interlocuteurs". Ces critiques concernent la faiblesse ou le manque de structures (certes amélioré par la création de fondations universitaires), des équipes réduites et souvent bénévoles et l'absence d'implication des principaux dirigeants d'université, à commencer par le président. "Du coup, même quand l'initiative vient de l'entreprise, elle rencontre souvent une réponse molle, voire inexistante", assène le rapport.
Le problème de la marchandisation de la recherche
"Toute contribution financière à un établissement d'enseignement supérieur soulève inévitablement des inquiétudes relatives à une éventuelle 'marchandisation du savoir'", admet Pierre André Chiappori, qui juge nécessaire de concilier les impératifs d'accountability et d'indépendance scientifique. "Un donateur peut légitimement demander que des comptes lui soient rendus sur l'utilisation des dons versés, en revanche, que les décisions de nature purement scientifique restent du ressort exclusif des savant eux-mêmes est un impératif sur lequel il est impossible de transiger", défend-t-il.
Entreprises : penser en termes de RSE
Les entreprises, sans entraver l'indépendance scientifique des établissements d'enseignement supérieur, peuvent choisir de faire un don à la recherche en fonction d'un "intérêt bien compris" en termes d'embauches, de liens et d'interactions avec des institutions où la recherche est performante et d'image. Néanmoins Pierre-André Chiappori, défend un engagement plus avancé, pensé en termes de responsabilité sociale de l'entreprise (RSE). "Dans cette perspective, défendue notamment par Henri de Castries, P-DG d'Axa, maintenir la France aux premiers rangs internationaux en matière de recherche devrait constituer une priorité nationale, une grande cause pour laquelle, en outre, les entreprises ont une vraie légitimité, spécialement dans leur domaine de compétence", explique le professeur. Cette seconde motivation, dictée par des intérêts moins directs permettrait d'éviter le risque que les dons des entreprises aient tendance à être dirigés vers la recherche appliquée au détriment de la recherche fondamentale et vers certaines disciplines (sciences dures, économie, droit) préférées à d'autres.
Universités : adopter une gouvernance efficace
"Lorsqu'elle envisage une contribution financière, l'entreprise appliquera la même logique de 'due diligence' que pour tout investissement ; elle prendra en compte le bilan stratégique, les risques, la capacité de l'établissement à gérer les fonds et les utiliser de façon optimale, à rendre compte de leur utilisation", décrit Pierre-André Chiappori, selon qui "le système de gouvernance des universités stricto sensu est rarement compatible avec ces exigences". Le professeur, qui défend une réforme de la gouvernance des universités françaises sur le modèle des universités américaines (séparation d'une direction assurant les responsabilités stratégiques et académiques et d'une direction supervisant les questions scientifiques), voit dans les fondations universitaires un moyen pour dans un premier temps assurer transparence et efficacité. Ceci pourrait en outre selon lui rendre possible et acceptable par les donateurs privés une redistribution d'une partie des financements vers des disciplines et des recherches moins bien financées.
Penser sur le long terme
"Pour acquérir une compétitivité internationale, les meilleurs établissements ne peuvent se contenter de financements courts", explique Pierre-André Chiappori. La recherche, en particulier fondamentale, s'effectuant sur le temps long, celui-ci juge indispensable que les établissements disposent en propre d'un capital (endowment) dont la constitution demande un changement des modes de financement.
Entreprises : aller au-delà des chaires
Les actions de mécénat des entreprises françaises dans l'enseignement français passent aujourd'hui en grande partie par la création de chaires. Ces chaires "à la française" qui engagent les entreprises sur une durée courte, de trois à cinq ans, ont connu un véritable succès. Pour Pierre-André Chiappori, cela s'explique par leur conformité au cahier des charges nécessaire à l'investissement de l'entreprise : "une description précise du projet à financer, une idée claire de la logique scientifique dans lequel il s'inscrit et une justification ex post de l'utilisation des fonds". Ces chaires permettent ainsi à l'issu du contrat à l'entreprise de faire un point sur les résultats et de décider d'un éventuel réengagement.
Or, ce type d'engagements contractuels courts ne permet pas aux universités de s'engager sur des initiatives à l'horizon lointain, afin de rester compétitives au niveau international. Par exemple, les centres de recherche français peinent à attirer des chercheurs permanents du plus haut niveau faute de salaires compétitifs. Les ressources complémentaires, notamment privées, jouent un rôle crucial pour offrir un complément de salaire à ces chercheurs, explique le professeur de Columbia. "Mais au niveau professoral, les chercheurs sont en général recrutés sur contrats 'tenured', c'est-à-dire emploi à vie ; il est donc nécessaire, pour une institution française de s'engager à long terme sur ces compléments de salaire, et une chaire de trois ans potentiellement renouvelable n'est tout simplement pas une ressource adaptée", estime-t-il.
Universités : se constituer un capital
La construction par les universités d'un capital propre est une entreprise de longue haleine, prévient Pierre André Chiappori : "Harvard a mis des décennies, sinon des siècles, à accumuler ses quelques trente milliards de dollars, et Princeton ses deux millions d'endowment par étudiant. En France, même un endowment comme celui de TSE (Toulouse School of Economics), de l'ordre d'une soixantaine de millions, apporte, au taux de 5 % généralement retenus, environ trois millions par an au budget de l'institution, soit un montant qui, bien que non négligeable, reste modeste à l'échelle mondiale". Pour les universités, la construction d'un capital passe par la mise en place de campagnes de fundraising, néanmoins la réceptivité des entreprises nécessite une relation de confiance bien établie et une gouvernance irréprochable, prévient Pierre-André Chiappori. Celui-ci propose une "approche plus graduelle", en prévoyant par exemple que lors de la création de chaires l'accord initial mentionne qu'une part du financement aille à l'endowment. Une autre ressource, celle des anciens élèves, reste selon lui insuffisamment exploitée. "La plupart des universités ne disposent même pas d'une liste à jour de leurs anciens étudiants, avec lesquels elles ne maintiennent quasiment aucun contact", observe Pierre-André Chiappori, qui note que si certains établissements ont commencé récemment à s'inscrire dans cette démarche "progresser sur ce front nécessitera des établissements des efforts bien supérieurs à ceux actuellement engagés".
For the Institute of the company, no doubt, French companies must engage in the competition between the universities in the world. For a symposium to be held in September, the think tank asked Professor Pierre-André Chiappori to make an inventory in a report just released.
The choice of the author is highly symbolic. Pierre-Andre Chiappori, an economics professor trained in the ENS, made the start of his career in France, the CNRS and University Paris I in particular, before crossing the Atlantic to join the prestigious American University of Columbia. For its investigation, mainly directed towards research, it interviewed principals and business leaders to see that the two worlds are not familiar with and would benefit everyone to make efforts. More...