Entreprises cherchent littéraires
Céline Spinoza, 26 ans, est titulaire d'un master 2 (M2) en archéologie, parle chinois, tibétain, dessine et sculpte à ses heures perdues. Depuis deux ans, elle est aussi chargée de clientèle à la banque HSBC, accorde des crédits, ouvre des comptes, négocie des découverts. Elle n'a "jamais été matheuse", n'a jamais imaginé, non plus, que ses sept années d'études la mèneraient à travailler dans une banque à la Défense. Et pourtant... Comme 91 autres diplômés d'un M recherche en lettres, sciences humaines et sciences, elle a tourné le dos à l'enseignement pour embrasser une carrière dans une grande société (L'Oréal, Coca Cola, Renault, Axa, Danone...). Des intellos pur jus vendus au grand capital? Plutôt des universitaires brillants pour qui "l'entreprise" n'est pas un gros mot, mais une opportunité.
"Des recrues de choix quand il faut penser différemment"
Elle leur a été offerte par le dispositif Phénix, créé par Serge Villepelet, président de PricewaterhouseCoopers (PwC), spécialisé dans l'audit et le conseil. En 2006, ce pur produit des grandes écoles (il est diplômé de l'Essec) assiste aux mobilisations anti-CPE et s'interroge: pourquoi tous ces jeunes ne trouvent-ils pas leur place dans le secteur privé? Parmi eux, il y a forcément des talents susceptibles d'enrichir une compagnie comme la sienne... L'idée de Phénix est née. Soutenu par le Medef, Villepelet lance la 1re édition de ce forum en 2007. Il réunit des employeurs disposés à embaucher des littéraires, et des facs décidées à favoriser l'insertion professionnelle. "Nous menons une sorte de croisade, reconnaît Bernard Deforge, associé chez PwC et coordinateur de Phénix. En France, il est très difficile de faire coexister ces deux mondes, qui éprouvent une méfiance réciproque. Pourtant, l'ouverture d'esprit, la capacité d'analyse, le côté non formaté des littéraires en font des recrues de choix pour les patrons, surtout en temps de crise où il faut penser différemment."
La première promotion Phénix ne comptait que 36 éléments, pour 70 postes proposés. L'offre est pourtant alléchante: un CDI dont les rémunérations varient de 26 000 à 36 000 euros annuels, sans compter l'intéressement, une formation de trois mois puis, au sein de l'entreprise, un encadrement particulier pour s'insérer au mieux. La 4e édition de Phénix vient de se tenir à la Cité internationale de Paris. Elle prouve que les mentalités commencent -doucement- à évoluer. Quelque mille curieux sont allés à la rencontre des professionnels présents. La majorité postulera pour un emploi. "Je suis pragmatique, raconte avec détermination Sarah Drouèche, 23 ans, en M2 lettres modernes à Paris III. Je veux assurer mon avenir, et ce n'est malheureusement pas en lisant des livres que je vais y parvenir... J'ai déjà exercé plein de petits boulots, j'ai le sens des réalités, je me donnerai toutes les chances pour réussir."
Les profs, eux, sont un peu plus longs à progresser. Il est encore des unités de formation et de recherche (UFR) qui appellent leurs élèves à boycotter les réunions d'information Phénix... Ils accusent le dispositif de détourner les étudiants de leur voie. Une vision que combat Olivier Lartigaut, du bureau d'aide à l'insertion professionnelle de l'université Paris-Ouest, qui a rejoint le dispositif en 2010. "Il faut faire évoluer le regard des universités sur la nécessité de formation. Chaque embauche est une immense victoire pour nous." Et contribue à un bouche-à-oreille forcément positif.